L’économie sociale et solidaire, nouveau moteur du Grand Paris ?

03/09/2025

Des racines profondes, une ascension récente

Remonter la piste de l’économie sociale et solidaire (ESS) dans le Grand Paris, c’est tomber sur des histoires de coopératives ouvrières, de mutuelles de quartier, d’associations de proximité. Mais si le passé structure le décor, c’est bel et bien ces dix dernières années qu’un souffle inédit s’est fait sentir.

Parmi les 23 000 structures recensées par la CRESS Île-de-France en 2022 (cressidf.org), près de la moitié se trouvent en petite couronne et Paris. Entre 2015 et 2022, le secteur a connu une progression de +7% de ses effectifs salariés dans la métropole parisienne, soit plus vite que la moyenne francilienne. Derrière ces chiffres, une réalité polymorphe : recycleries, coopératives alimentaires, entreprises d’insertion, tiers-lieux, habitats partagés, réseaux d’énergie citoyenne…

L’ESS n’est plus une alternative de marge pour militants chevronnés : elle innerve la ville, réinvente des pans entiers d’activités. Dans le Grand Paris, ce tissu d’initiatives est devenu un acteur à part entière du développement local. Mais à quelles conditions ? Et avec quelles limites ?

Une géographie contrastée au sein de la métropole

Marcher de La Villette à Saint-Denis, longer les bords de Marne à Ivry ou explorer les cités jardin d’Arcueil : l’économie sociale et solidaire n’a pas la même allure, ni la même force de frappe partout. Pourtant, sa cartographie révèle des tendances structurantes.

  • Est parisien et Seine-Saint-Denis : territoire-phare de l’innovation sociale, grâce à la jeunesse de la population, l’histoire ouvrière et les besoins en inclusion. À titre d’exemple, 16% des associations d’insertion d’Île-de-France s’ancrent ici. Les lieux comme La Dynamo de Banlieues Bleues à Pantin conjuguent culture, solidarité et développement économique de quartier.
  • Sud parisien : le Val-de-Marne et les Hauts-de-Seine voient fleurir les coopératives alimentaires, ressourceries et espaces de co-working solidaires. Montrouge, Malakoff ou Arcueil servent de laboratoires pour la transition écologique appliquée à l’échelle urbaine.
  • Paris intra-muros : un effet d’entraînement, avec une concentration de têtes de réseaux, de fonds éthiques et d’expérimentations, comme le tiers-lieu Les Canaux ou l’association Les Petites Cantines dans le 18e.

Derrière cette diversité, un point commun : l’implantation préférentielle là où l’économie classique ne s’aventure plus ou peine à innover. Les quartiers populaires, les friches urbaines, les territoires enclavés, deviennent des « laboratoires urbains ». L’Agence Parisienne d’Urbanisme estime que 40% des structures ESS de la métropole sont dans des QPV (quartiers prioritaires de la politique de la ville).

Des emplois et du lien social : la double promesse de l’ESS

Souvent méconnue, l’ESS pèse pourtant presque aussi lourd dans l’emploi que des secteurs emblématiques. Selon la CRESS, 1 salarié francilien sur 10 travaille dans une structure ESS – et dans Paris et la petite couronne, le taux dépasse 12%. Surtout, elle s’adresse majoritairement à des publics éloignés de l’emploi classique : jeunes peu diplômés, femmes, personnes issues de l’immigration, seniors en reconversion.

  • Les entreprises d’insertion permettent à 12 000 personnes chaque année en Île-de-France de rebondir vers l’emploi durable (DIRECCTE, 2022).
  • Les recycleries (Emmaüs Pointe d’Ivry, Syctom…) ont revalorisé plus de 17 000 tonnes de déchets dans la métropole sur 2021, créant plus de 500 emplois locaux non délocalisables.
  • Les structures d’aide à domicile, souvent associatives, sont les premières employeuses féminines du secteur, avec 63% de leur personnel.

Mais l’impact ESS, c’est aussi un bénéfice tangible en matière de cohésion sociale. Dans les quartiers transformés par les opérations de rénovation urbaine, l’irruption d’une ressourcerie ou d’une Causerie Solidaire permet de tisser du lien, d’initier des dynamiques collectives, parfois là où le tissu associatif s’était étiolé. Dans ces espaces, on retrouve une logique de « faire-ensemble » intense : co-gouvernance, implication des habitants, ateliers participatifs, échanges intergénérationnels.

Des innovations concrètes, de l’économie circulaire à la mobilité inclusive

Le Grand Paris, souvent réduit à ses chantiers monumentaux (Grand Paris Express, ZAC, grands sièges sociaux), est aussi un laboratoire d’innovations portées par l’ESS. Quelques exemples, glanés sur le terrain :

  1. Urbanisme transitoire : Les Grands Voisins (Paris 14e) – aujourd’hui fermé, mais référence du genre – ont transformé 3,5 hectares d’hôpital désaffecté en « ville temporaire » de 600 travailleurs, habitants précaires, artistes, restos associatifs. Depuis, une trentaine de lieux similaires sont nés, de Nanterre à Montreuil.
  2. Économie circulaire : En plein Ivry, la coopérative Les Alchimistes collecte et transforme 4 000 tonnes de bio-déchets par an en compost utilisé par les espaces verts municipaux et des maraîchers installés dans le Grand Paris (Les Alchimistes).
  3. Mobilité inclusive : Réseau Mob’Île propose dans plusieurs villes de l’Est parisien des solutions de location ou de réparation de vélos à tarif solidaire, pour personnes en insertion ou familles à petit budget. Sur 2023, plus de 1 800 bénéficiaires accompagnés.
  4. Numérique responsable : Les ateliers Emmaüs Connect, à Saint-Ouen et Montreuil, forment chaque année plus de 2 500 personnes en fracture numérique – principalement femmes, migrants, seniors – et reconditionnent ordinateurs et smartphones pour les publics précaires (Emmaüs Connect).
  5. Restauration solidaire : Les Petites Cantines, à Paris 18 et Montreuil, proposent repas à prix libre, ouverture à tous et cuisine participative – 18 000 repas servis en 2023, dont une grande part à des chômeurs longue durée, familles monoparentales et étudiants isolés.

Dans tous ces cas, la clé : relocaliser les activités, mutualiser les moyens, innover dans la gouvernance et l’impact. Cela dessine un modèle qui séduit désormais les collectivités – et parfois, les grands acteurs privés.

Les politiques locales, accélérateurs ou freins ?

La reconnaissance institutionnelle de l’ESS dans le Grand Paris est récente, mais dynamique. Depuis 2016, la Métropole du Grand Paris et la Région Île-de-France ont toutes deux lancé des appels à projets, fonds d’amorçage et labellisations ESS. En 2022, la préfecture d’Île-de-France y consacre 7,8 millions d’euros (+18% depuis 2017).

  • Le programme « Déploiement ESS Grand Paris » (2023) : 58 lauréats, 2,3 millions d’euros accordés à des structures développant emploi durable, mobilité inclusive, circuits courts ou anti-gaspillage (source Métropole du Grand Paris).
  • Les incubateurs à impact, comme « Les Canaux », « Makesense » ou « Le Comptoir » : souvent co-financés par la Ville de Paris, ils accompagnent plus de 500 projets ESS par an (rapport Ville de Paris 2023).
  • Le « Schéma Directeur ESS » du Grand Paris Sud Est Avenir : chaque chantier urbain doit intégrer une part minimale d’acteurs ESS sous forme de clauses sociales dans les marchés publics.

Mais ce soutien s’accompagne de contraintes : complexité administrative, montages juridiques, difficultés d’accès au foncier dans une métropole où le mètre carré flambe. Si Paris et les Hauts-de-Seine peuvent débloquer des aides conséquentes, Montreuil ou Saint-Denis butent sur la raréfaction des espaces abordables. Bon nombre de structures sont ainsi à la recherche (presque permanente) de locaux pérennes, tandis que d’autres jouent la carte de la mobilité, bougeant au gré des opérations d’urbanisme transitoire.

À ce défi s’ajoute la nécessité de « changer d’échelle ». Selon le Mouvement Associatif Île-de-France, 8 structures ESS sur 10 demeurent de très petites structures (< 10 salariés), ce qui limite souvent leur capacité d’action massive, notamment dans la commande publique ou pour l’accès à de gros marchés privés (Le Mouvement Associatif IDF).

Du local à la métropole : vers une hybridation de modèles ?

Le Grand Paris, par sa taille et sa diversité, fonctionne comme un terrain d’expérimentation de nouveaux modèles. Depuis 2021, on note une tendance croissante à l’hybridation : coopératives travaillant en consortium avec sociétés privées, associations impliquées dans des logements sociaux portés par des bailleurs, tiers-lieux accueillant sous un même toit artisans, accélérateurs numériques et entreprises de réemploi.

Parmi les initiatives à suivre :

  • La coopérative Plateau Urbain, à l’origine du projet d’occupation temporaire de Chapelle International (18e), permet à des collectifs artistiques, ESAT et restos solidaires de cohabiter, tout en valorisant le foncier inutilisé.
  • Enercitif, une société citoyenne d’énergie, installe des panneaux solaires sur les toits du Grand Paris avec une gouvernance 100% locale, en partenariat avec des bailleurs sociaux et la Ville de Paris.
  • Les maisons du zéro déchet, déclinées à Paris, Bagneux ou Pantin : elles font dialoguer acteurs d’ESS, chercheurs, collectivités et habitants autour de la question écologique appliquée au quotidien urbain.

Cette hybridation, encouragée par les institutions et les nouveaux modes de faire la ville, laisse entrevoir des perspectives autant inédites qu’anciennes : coopérer, mutualiser, faire mieux avec moins – et avec tous. Mais elle suppose vigilance, notamment sur la préservation des valeurs de l’ESS (gouvernance, utilité sociale, ancrage local) face à un RSE parfois opportuniste.

Grand Paris solidaire, mythe ou réalité en construction ?

Au fil des anses de la Seine, des friches de la Petite Ceinture, des zones rénovées d’Aubervilliers, une évidence s’impose : l’économie sociale et solidaire façonne le Grand Paris, avec ses réussites mais aussi ses chantiers inachevés. Si elle demeure encore loin de peser autant que l’économie conventionnelle, elle sert de laboratoire où s’inventent de nouveaux usages, de nouveaux rapports à la ville, à l’emploi, à l’écologie.

L’avenir du Grand Paris dépendra de la capacité de l’ESS à franchir trois caps majeurs : gagner en visibilité auprès des habitants, attirer les jeunes vers ses filières (seulement 9% de salariés ont moins de 30 ans), mais surtout consolider ses modèles économiques face à un contexte immobilier et financier tendu. Sa force réside dans ses racines locales, sa créativité, et sa faculté à fédérer autour de projets concrets et utiles.

Les expérimentations du Grand Paris infusent et détonnent parfois sur le plan national. Elles prouvent que le développement local n’a rien d’abstrait : il se joue au quotidien, dans les quartiers, autour de tables communes, de chantiers collectifs, de modes de vie plus solidaires. Peut-être, à l’aube des grands bouleversements climatiques et sociaux, est-ce là que la métropole se réinventera – dans ces failles où l’ESS, envers et contre tout, continue d’inventer la ville autrement.

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